L’émergence d’un droit européen de la négociation collective des travailleurs indépendants : un atout pour l’effectivité du droit de négociation collective ?
- Cette contribution entend étudier la relation qui unit la société civile et l’État en abordant un thème précis : le droit de négocier collectivement des travailleurs sous statut d’indépendant. Le droit de négocier collectivement des travailleurs qui n’ont pas la qualité de travailleur salarié, comme les freelances, est en débat depuis plusieurs années (section 1). Ce débat a franchi une étape en décembre 2021, lors de la publication par la Commission européenne d’un projet de lignes directrices (section 2). Le texte de l’autorité européenne amène, tant du point de vue du droit du travail que de celui du droit de la concurrence, des développements intéressants relatifs à la relation complexe entre la société civile et les autorités (section 3). La thèse adoptée par cette contribution est que le droit de la concurrence fait partie des multiples interventions étatiques nécessaires à l’effectivité du droit d’association des travailleurs tandis que l’un comme l’autre, en encadrant l’action des entreprises, contribuent à un exercice proportionné de la liberté d’entreprise.
Section 1
Les travailleurs indépendants au centre du défi de lier les droits de négociation collective et le droit de la concurrence
- Quand ils ne sont pas des faux-indépendants, les travailleurs sous statut d’indépendant sont soumis au droit de la concurrence. Par conséquent, l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne leur interdit de conclure collectivement des accords sur les prix avec leurs donneurs d’ordre. Cette problématique a fait l’actualité de l’Organisation internationale du travail (OIT) ces dix dernières années. Deux cas européens illustrent particulièrement les défis posés par l’articulation entre droit de négociation collective et droit de la concurrence : ceux de l’Irlande et des Pays-Bas. À partir de 2005, le Congrès irlandais des syndicats (ICTU) a dénoncé devant la Commission d’Experts pour l’Application des Conventions (CEACR) des restrictions apportées au droit de négociation collective par l’Autorité de la concurrence irlandaise (Competition Authority). Par ailleurs, l’examen par la CEACR du droit de négociation collective des travailleurs en sous-traitance (contract labour) des Pays-Bas, en particulier ceux du secteur des arts et spectacles, suite à des communications présentées par la Confédération syndicale des Pays-Bas (FNV) à partir de 2008, met en jeu les mêmes problématiques que le cas de l’Irlande.Dans les deux pays, les débats juridiques ont conduit à des interventions réglementaires. En Irlande, un acte modifiant la loi sur la concurrence a défini en 2017 les travailleurs sous statut d’indépendant qui ne sont pas soumis aux règles de la concurrence. Aux Pays-Bas, l’Autorité de la concurrence (Autoriteit Consument & Markt) a publié des lignes directives qui ont pour objectif de déterminer dans quelle mesure les travailleurs sous statut d’indépendant peuvent conclure des accords sur les prix. L’Autorité de la concurrence a par exemple déclaré qu’elle n’impose pas d’amende si des accords sur les prix conclus entre et avec les travailleurs indépendants visent à sauvegarder le niveau de subsistance. De plus, des nouveautés réglementaires sont apparues dans d’autres pays de l’Union européenne. Par exemple, l’Autorité de la concurrence du Portugal a publié en avril 2021 un document intitulé « Labour market agreements and competition policy ». Ce document traite de façon plus large l’enjeu croisé du droit de la concurrence et de l’organisation du marché du travail. Une initiative similaire visant à clarifier les liens complexes entre l’organisation du marché du travail et le droit de la concurrence existe aussi en France, au travers de l’avis relatif aux effets sur la concurrence de l’extension des accords de branche de l’Autorité de la concurrence.
- En juin 2020, la Commission européenne a annoncé son intention de se saisir de la problématique. Le 9 décembre 2021, elle a communiqué un projet de lignes directrices. Le projet de lignes directrices apporte aussi un éclairage utile au sujet du rôle du droit de la concurrence. En effet, le concept de déséquilibre de pouvoir contenu dans le projet de lignes directrices est susceptible de favoriser l’effectivité du droit de négociation collective.
Section 2
Présentation du projet de lignes directrices du 9 décembre 2021
- Le projet de « lignes directrices relatives à l’application du droit de la concurrence de l’UE aux conventions collectives concernant les conditions de travail des travailleurs indépendants sans salariés » a pour objectif de définir quels sont les travailleurs qui, bien que n’étant pas reconnus comme travailleurs salariés en droit national, peuvent malgré tout négocier collectivement leurs prix et leurs conditions de travail avec le donneur d’ordre. La Commission européenne entend adopter une version définitive de ce texte au cours du second trimestre de 2022.
- Le texte s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union en droit de la concurrence. Dans ce sens, le projet de lignes directrices explique qu’un travailleur sous statut indépendant n’est pas une entreprise s’il ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché. On retrouve cette formule dans plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union en matière de droit de la concurrence, comme les arrêts AKZOViho Europe BV c. Commission et Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio. La formule fait partie d’une théorie importante de ce domaine du droit, la doctrine de l’unité économique. Selon cette théorie, deux entités juridiques distinctes peuvent être considérées, du point de vue du droit de la concurrence, comme une seule entreprise si les relations qui les lient justifient de les traiter comme une seule unité économique. Leur relation sera alors plutôt considérée comme une répartition des tâches interne à un groupe économique, sans être soumise à l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Dit autrement, le projet de lignes directrices participe à l’élaboration d’un droit européen de la négociation collective des travailleurs sous statut indépendant tout en respectant la cohérence interne d’une branche du droit destinée à encadrer et contrôler l’action des entreprises.
- En application de la notion d’entreprise propre au droit de la concurrence, le projet de lignes directrices détermine trois types de travailleurs qui, malgré qu’ils ne reçoivent pas la qualité de travailleurs salariés en droit national, peuvent négocier collectivement les prix avec leur donneur d’ordre. D’abord, il s‘agit des travailleurs dont 50 % des revenus provient de leur relation avec un donneur d’ordre. À ce propos, la proposition est plus favorable qu’un texte de loi espagnol dans un domaine connexe, lequel prévoit qu’un travailleur autonome est considéré comme tel s’il facture plus de 75 % de ses ventes à un seul client. Toutefois, cela suscite des inquiétudes si un travailleur indépendant tire la grande majorité de ses revenus d’un nombre limité de clients. Ensuite, le projet de lignes directrices explique que les travailleurs sous statut d’indépendant qui travaillent côte-à-côte avec des travailleurs salariés, comme des musiciens freelances intégrés dans un orchestre avec des musiciens salariés par exemple, peuvent conclure des conventions avec leur donneur d’ordre relativement aux prix et à leurs conditions de travail. Enfin, le projet de lignes directrices prévoit que tous les travailleurs qui offrent leur travail au travers d’une plateforme numérique sont exemptés de l’application de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne lorsqu’ils concluent des conventions qui ont pour nature et pour objet d’améliorer les conditions de travail.
Section 3
Le déséquilibre de pouvoir : un concept qui rapproche le droit du travail et le droit de la concurrence
- De façon complémentaire à la triple typologie exposée supra, le projet de lignes directrices établit encore une catégorie au bénéfice de travailleurs pouvant, bien qu’ils ne soient pas considérés comme des travailleurs salariés en droit national, négocier collectivement leurs prix et leurs conditions de travail avec leur donneur d’ordre. Il s’agit des situations où il existe un déséquilibre manifeste du pouvoir de négociation entre le travailleur pris individuellement et le donneur d’ordre. Dans ce cas, la Commission européenne autorise les travailleurs sous statut indépendant à négocier collectivement des accords avec le donneur d’ordre. Cette catégorie complémentaire est intéressante parce qu’elle ne découle pas de l’application stricte des principes du droit de la concurrence. En revanche, elle reconnaît le rôle de la négociation collective : rétablir la présomption d’égalité entre le travailleur et l’entreprise lorsqu’il existe un déséquilibre économique entre les deux parties au contrat, égalité nécessaire à la conclusion des contrats de travail.
- Cette catégorie complémentaire n’est toutefois pas complètement étrangère au droit de la concurrence. Dans plusieurs pays de l’Union européenne, comme en Allemagne, en France ou en Belgique, le droit de la concurrence prévoit désormais des dispositions afin de poursuivre les abus de position supérieure de négociation, par exemple quand une entreprise dominante impose à ses clients ou à ses fournisseurs les prix. Il s’agit de l’article L. 420-2 du Code de commerce français ou de l’article IV.2/1 du Code de droit économique belge. En Belgique, les tribunaux ont déjà eu recours au concept de position de dépendance économique d’un co-contractant. Ces développements légaux et jurisprudentiels sont l’objet d’attention d’une doctrine tentant de systématiser le concept d’abus de pouvoir de négociation. Dans une affaire mobilisant l’article IV.2/1 du Code de droit économique belge et jugée à Bruxelles le 16 mars 2021, on lit que l’absence d’alternative dans le chef d’une des parties au contrat confère à l’autre partie le pouvoir d’imposer des conditions non-conformes aux conditions normales de marché. Dans cette affaire, une entreprise active dans la taille du diamant avait besoin, en raison de la structuration particulière de la chaîne de valeur, des services d’une société bancaire spécifique. La société bancaire refusait d’offrir les services demandés. Le refus est rendu possible, selon le tribunal, par l’absence d’alternative dans le chef du co-contractant. Il est constitutif, selon la juridiction, d’un abus de position de dépendance économique. Pour cette raison, le tribunal a enjoint au contractant fort de fournir certains services, sous peine d’astreinte. Dans cette affaire, la doctrine citée permet de rapprocher la sujétion d’une des parties au litige vis-à-vis de l’autre avec une autre forme de domination : celle qu’exerce un donneur d’ordre principal sur un travailleur sous statut d’indépendant.
- De façon émergente, le droit de la concurrence est parfois perçu comme un instrument par lequel les acteurs économiques reçoivent une capacité de négociation sur un marché donné. Par exemple, selon les travaux de Britton-Purdy, Singh, Kapczyncki et Rahman, lorsque les employeurs ont un pouvoir de monopsone généralisé, on peut ‘attendre à des conséquences sur les salaires et les conditions de travail qui donnent du crédit à de nouveaux arguments en faveur d’une intervention antitrust. McCrystal et Hardy montrent qu’en Australie, le droit de la concurrence accorde déjà des droits de négociation spéciaux aux petites entreprises. D’autres auteurs n’hésitent pas à souligner les caractéristiques communes aux deux domaines, expliquant que la négociation collective englobe le droit de la concurrence parce qu’elle détermine la manière dont le commerce peut se dérouler. Selon ce point de vue, le rôle des autorités de la concurrence est d’attribuer des droits de coordination et, ensuite, en raison de leurs puissants pouvoirs d’enquête, de vérifier leur effectivité.
- À ce propos et par analogie à la façon dont le tribunal de Bruxelles a jugé le 16 mars 2021, on peut imaginer une organisation représentative de travailleurs exiger, avec un travailleur sous statut d’indépendant acteur de la négociation collective, que la partie forte au contrat poursuive la relation contractuelle avec le travailleur, puisque l’arrêt de celle-ci porte dans ce cas atteinte à l’effectivité du droit de négocier collectivement. Cette hypothèse combine alors deux interventions différentes en faveur de la liberté contractuelle : la négociation collective de travail et le droit de la concurrence. McCrystal et Hardy ont souligné que les protections peuvent inclure la protection contre le licenciement arbitraire. Une demande de ce type peut être mise en parallèle avec la protection contre les mesures équivalentes à un licenciement prévue par l’article 18 de la directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles, qui inclut certains travailleurs sous statut d’indépendant dans son périmètre. De façon plus classique, un travailleur sous statut d’indépendant pourrait avoir recours à l’article IV.2/1 du Code de droit économique si le donneur d’ordre impose des conditions contractuelles anormales. Suivant la doctrine relative à cette disposition et conformément au projet de lignes directrices, l’autorité judiciaire ou administrative (l’autorité belge de la concurrence) serait amenée, non seulement, à examiner s’il existe un déséquilibre manifeste de pouvoir et à détecter la présence éventuelle de conditions anormales de marché, mais, aussi, à prendre en compte l’effectivité du droit de négociation collective pour y remédier. Si le contrepouvoir syndical n’est pas en mesure de remédier au déséquilibre des forces, le droit de la concurrence serait une réponse complémentaire appropriée.
- En conclusion, le projet de lignes directrices de la Commission européenne apporte de la sécurité juridique dans un domaine qui occupe l’actualité depuis une quinzaine d’années. Grâce au projet de la Commission, de nombreuses organisations de la société civile vont œuvrer plus sereinement à l’effectivité de la liberté contractuelle entre les travailleurs et les personnes à qui elles fournissent du travail. Les autorités judiciaires et administratives seront sans doute amenées, de leur côté, à contrôler plus concrètement l’effectivité du droit de négocier collectivement et les abus de position de dépendance économique. De façon plus générale, l’action de la Commission nous rappelle que le droit de la concurrence européen puise ses racines dans un contexte qui présente peut-être des similitudes avec l’époque contemporaine : celui d’un progrès technique important couplé à la volonté de promouvoir à la fois la liberté économique et la protection contre l’exploitation. Cependant, le projet de lignes directrices de la Commission européenne ne garantit pas le droit fondamental qui sous-tend le pouvoir de négociation de ceux qui n’ont que leur travail à fournir : le droit de grève.
A propos de l'auteur
Jean-Benoît Maisin
Jean-Benoît Maisin est un juriste spécialisé dans le droit syndical. Il s'est vu confier un rôle de représentation par son syndicat dans divers forums clés du droit du travail: par exemple à l'Organisation Internationale du Travail ou au Conseil National du Travail de Belgique. Il est titulaire d'un doctorat en droit au cours duquel il a examiné la relation entre le droit du travail et les politiques de concurrence.