Recherche

Le pouvoir monopolistique nuit au travail : les autorités de la concurrence doivent apprendre à protéger les plus vulnérables*

5 juillet 2023 -

Le travail atypique, comme le travail indépendant, le travail à temps partiel ou le travail saisonnier, est monnaie courante dans le secteur des arts, des médias et du spectacle, à l’instar de nombreux autres secteurs. Bien entendu, une grande capacité d’adaptation peut être une exigence inhérente au métier, mais la frontière est mince entre adaptabilité voulue et précarité imposée.

La flexibilité est une compétence non technique très recherchée, tandis que la précarité est une conséquence de l’obligation faite aux travailleurs d’accepter n’importe quelles conditions de travail pour décrocher un emploi.

La dépendance économique est une caractéristique des marchés du travail d’aujourd’hui, largement mise en évidence aux États-Unis et de plus en plus objet de recherches en Europe. Dans cet article, nous examinons certains facteurs de dépendance économique des travailleurs. Nous soutenons que des relations de travail excessivement déséquilibrées, dans lesquelles les travailleurs n’ont guère leur mot à dire sur leurs conditions de travail, sont un effet secondaire d’une puissance économique en plein essor. Le déséquilibre dans le rapport des forces peut également résulter de clauses de travail abusives, spécifiquement conçues pour maintenir une main-d’œuvre docile.

Il est souvent affirmé que les conditions d’emploi sont du ressort exclusif des autorités du travail. Bien sûr, le droit du travail et les inspections du travail ont un rôle important à jouer, notamment pour lutter contre le faux travail indépendant et maintenir des conditions de travail décentes pour l’ensemble des travailleurs. Cet article fait valoir que les syndicats peuvent également déployer leurs stratégies en dehors du domaine traditionnel du droit du travail. En ce qui concerne la dépendance économique, les causes profondes du problème doivent être abordées. Il existe un problème de concurrence dans les marchés du travail et les autorités de la concurrence devraient s’en emparer.

Une entreprise dominante est également un employeur dominant

Les inquiétudes quant au pouvoir croissant des entreprises sont souvent associées à la montée en puissance de sociétés « superstars », en particulier de compagnies hautement numérisées. Ainsi, nous pouvons regarder des milliers de séries, à l’heure de notre choix et dans le confort de notre foyer. L’éventail des possibilités est large, mais tous nos choix mènent aux quelques mêmes entreprises. Les plateformes en ligne telles que Netflix, Amazon ou HBO Max dominent toute une partie de l’industrie, tant du point de vue de la production que de celui des utilisateurs.

Particulièrement prononcé pour les entreprises numériques, l’accroissement de la concentration entre les mains de quelques acteurs est un phénomène général.

La concentration industrielle désigne le poids des plus grandes entreprises au sein d’une industrie. L’OCDE a mis en avant une telle concentration en Europe ainsi qu’en Amérique du Nord. Un autre indicateur du pouvoir grandissant des entreprises est l’augmentation de leur capacité à pratiquer des prix excessifs, bien supérieurs au coût de production. Leurs marges n’ont cessé d’augmenter au cours des deux dernières décennies. Une troisième mesure est l’ampleur des bénéfices extraordinaires, appelées « rentes économiques ». Là encore, l’indicateur est orienté à la hausse.

En résumé, tous les indicateurs révèlent une augmentation du pouvoir des entreprises à travers tous les secteurs de l’économie, les entreprises multinationales devenant moins nombreuses, plus grandes et donc plus puissantes.

À l’opposé du pouvoir croissant des entreprises, la capacité des travailleurs à négocier collectivement une part plus importante des bénéfices des entreprises diminue. La couverture par la négociation collective et la densité syndicale sont en baisse depuis plus d’une décennie.

Il existe donc une asymétrie croissante entre le pouvoir des entreprises et celui des travailleurs. Le déséquilibre croissant du rapport de forces entre employeurs et travailleurs se traduit par une baisse des niveaux d’emploi, de la qualité des emplois et des salaires.

Sur un marché du travail « pleinement concurrentiel », les employeurs se font concurrence pour attirer et garder les travailleurs. Toute tentative de payer un salaire inférieur à l’équilibre du marché entraînerait le départ immédiat de tous les travailleurs de l’entreprise pour trouver un emploi ailleurs.  Il en va tout autrement lorsque l’employeur n’est pas susceptible d’être confronté à une absence totale d’offre de travailleurs. Au contraire, il peut lui-même, dans une certaine mesure, fixer le salaire en dessous d’un certain niveau tout en étant capable d’obtenir un volume de travail donné.

Quand un marché du travail est dominé par quelques employeurs, il est question de « concentration du marché du travail » ou de « marché du travail de type monopsone ». La concentration du marché du travail est désormais une tendance durable dans tous les pays de l’OCDE, particulièrement prononcée aux États-Unis mais également objet de recherches croissant dans l’Union européenne.

Les clauses de non-concurrence et autres clauses de travail déloyales maintiennent artificiellement la dépendance économique

La concentration du marché du travail est à considérer comme un concept dynamique.

Les grandes entreprises ont de plus en plus recours à l’externalisation et à la sous-traitance dans le but de réduire leurs coûts tout en gardant le contrôle en tant que maître d’œuvre. En se séparant de fonctions auparavant gérées en interne, elles affaiblissent les positions de négociation et tirent les coûts de main-d’œuvre vers le bas.

La dépendance économique se manifeste également lorsque les entreprises imposent des conditions qui visent à réduire la capacité des travailleurs à rechercher d’autres (meilleurs) employeurs. Ces pratiques déloyales comprennent par exemple les clauses de « fixation des salaires » et de « non-débauchage », par lesquelles les entreprises s’engagent à ne pas se faire concurrence sur les salaires ou à ne pas « débaucher » les travailleurs les uns des autres. Dans le domaine des arts et du divertissement, la pratique est bien connue, avec des contrats d’exclusivité conclus avec des auteurs et des acteurs pendant de longues périodes.

Les entreprises peuvent également donner aux travailleurs des horaires irréguliers, afin d’empêcher les travailleurs à temps partiel de trouver d’autres employeurs.

Que faire contre ce déséquilibre ? Une stratégie syndicale offensive et coordonnée en matière de droit de la concurrence

La première réponse à des relations de travail déséquilibrées est de protéger et de promouvoir la négociation collective. Les positions des syndicats à ce sujet sont bien documentées dans ce blog.

Les lignes directrices récemment publiées par la Commission relatives à l’application du droit de la concurrence de l’Union aux conventions collectives précisent que la négociation collective est un moyen légitime et important de corriger le déséquilibre que connaissent les travailleurs indépendants individuels en termes de pouvoir de négociation vis-à-vis des entreprises. Les autorités de la concurrence sont donc encouragées à protéger les conventions collectives de l’application des principes de la concurrence, notamment en ce qui concerne l’interdiction des ententes.

En plus de garantir un espace sûr pour la négociation collective, les autorités de la concurrence pourraient jouer un rôle beaucoup plus actif dans la protection des intérêts des travailleurs. Les pratiques déloyales de travail qui visent à réduire la mobilité des travailleurs doivent être considérées comme autant d’abus de position dominante.

Les syndicats pourraient élaborer une stratégie offensive dans le cadre du droit européen et national de la concurrence, en déposant des plaintes officielles contre les entreprises qui fixent les salaires ou imposent des clauses de non-débauchage et de non-concurrence.

La Commission européenne semble de plus en plus disposée à enquêter sur ces pratiques à court terme. Des précédents peuvent déjà être trouvés en droit national. En février 2021, l’autorité néerlandaise de la concurrence a ouvert une enquête sur des supermarchés qui avaient conclu des accords concernant une augmentation salariale limitée à 2,5 % pour leurs salariés. Les accords avaient été conclus après l’échec de la négociation autour d’une convention collective et sans le consentement des syndicats. Dans un rapport datant de 2021, l’autorité portugaise de la concurrence attirait l’attention sur les possibles effets négatifs d’accords anticoncurrentiels sur les marchés du travail pour les travailleurs et les consommateurs. Ce rapport fournit plusieurs exemples de la manière dont les accords de non-débauchage et de fixation des salaires privent les travailleurs des chances offertes par un marché du travail ouvert et compétitif. Les marchés du travail figuraient parmi les priorités fixées par l’autorité portugaise de la concurrence en 2021.

Un aspect connexe est que les syndicats devraient coordonner des interventions régulières au cours des procédures antitrust. Chaque fois qu’une grande entreprise fait l’objet d’une enquête pour suspicion d’abus de position dominante (et il faut s’attendre à une augmentation de ce type de cas, du moins en ce qui concerne les plateformes en ligne), les syndicats devraient systématiquement documenter l’impact du pouvoir de l’entreprise sur les salaires et l’emploi.

Le fait de mettre en lumière l’impact du pouvoir des entreprises sur l’emploi peut changer la donne à long terme. Un débat de fond doit être mené sur les objectifs et les outils des politiques de concurrence actuelles. Les autorités de la concurrence doivent faire en sorte de mieux saisir la réalité du pouvoir économique dans son ensemble, plutôt que de se concentrer étroitement sur les intérêts des consommateurs à l’instar de ce qui se fait actuellement.


*Cet article s’appuie sur un rapport à venir de la CES sur Competition and labour – A trade union reading of EU competition policies. Publication prévue pour mai 2023.

A propos de l'auteur

Séverine Picard

Séverine Picard est avocate et syndicaliste. Elle a fondé en 2021 "Progressive Policies", un cabinet de recherche et de formation spécialisé dans les droits du travail et les relations industrielles. Séverine Picard a près de deux décennies d'expérience en politique européenne et mondiale. De 2018 à 2021, elle a été conseillère principale de la Commission syndicale consultative aupres de l'OCDE (TUAC), où elle a suivi les questions relatives à la gouvernance d'entreprise, à la concurrence, aux échanges, à l'investissement et aux règles fiscales internationales. De 2007 à 2018, elle a été conseillère juridique principale de la Confédération Européenne des Syndicats (CES). Ses principaux domaines d'expertise comprenaient le droit du travail, le droit des sociétés et les questions institutionnelles de l'UE. Auparavant, elle a travaillé au Parlement européen et dans le secteur des ONG dans un rôle de recherche lié à l'UE. Séverine Picard est diplômée en 2000 d'une licence en droit européen de l'Université Panthéon-Sorbonne (France) et a obtenu un LL.M de l'Université de Manchester (Royaume-Uni) en 2002.

Lire aussi

European Union Ce projet et cette publication ont reçu le soutien de l’Union européenne. La publication ne reflète que le point de vue des auteurs et la Commission européenne ne peut être tenue responsable de toute utilisation des informations qu’elle contient.