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Le droit à la négociation collective pour les travailleurs indépendants au Royaume-Uni et les nouvelles lignes directrices de la CE

3 novembre 2022 -

Malgré le Brexit, l’art. 101 du TFUE reste ancré dans le droit britannique. Comme dans de nombreux autres États, la législation nationale est le reflet exact du texte de l’art. 101. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans certains autres pays de l’UE, le droit de la concurrence n’a guère été utilisé pour supprimer les négociations collectives des travailleurs indépendants au Royaume-Uni, bien qu’il ait parfois été menacé dans certains secteurs.  

En matière de négociation collective, les indépendants britanniques souffrent du même problème majeur que les salariés : la contraction dramatique de la couverture de la négociation collective. Au début de la Seconde Guerre mondiale, environ 50 % de la main-d’œuvre britannique était couverte par des négociations collectives. En 1950, la couverture totale atteignait environ 70 % de la main-d’œuvre et cette part est restée relativement stable jusqu’à ce qu’elle commence à augmenter dans la seconde moitié des années 1960. En 1970, la couverture atteignait environ 78 %. En 1975, elle culminait à environ 85 %. Le Royaume-Uni figurait alors parmi les pays européens présentant la couverture la plus vaste des négociations collectives.1 

Mais en 1979, après l’élection d’un gouvernement Thatcher attaché à la doctrine néolibérale qui considérait que la présence d’un syndicalisme efficace et de négociations collectives provoquait une « distorsion du marché du travail », des mesures ont été prises pour réduire inexorablement le pourcentage de travailleurs couverts par la négociation collective. La couverture des négociations collectives a été systématiquement réduite par une combinaison de plusieurs moyens, tant juridiques que pratiques.2 Cette érosion de la couverture des négociations collectives s’est à peine interrompue en 2000, quand un gouvernement travailliste a introduit un mécanisme de reconnaissance légale3 qui n’a ni arrêté, ni même ralenti le déclin de la couverture de la négociation collective par la suite.4 

Au terme de 45 ans de politique gouvernementale contre la négociation collective, le dernier chiffre de couverture disponible est celui issu de l’Enquête sur les forces de travail 2019, qui fait état de 26,9 % des travailleurs britanniques couverts. Quatre ans plus tard, une estimation plus réaliste se situerait probablement autour de 23 %.  

Ce chiffre doit être considérablement réduit pour ce qui concerne les salaires, car la plupart des travailleurs du secteur public, bien qu’ils conservent nominalement le droit à la négociation collective, ne sont pas autorisés à négocier collectivement leurs salaires : ceux-ci sont fixés par des organes de révision des traitements ou soumis au gel des salaires dans la fonction publique. De nombreux travailleurs indépendants ne sont pas couverts par la négociation collective et un grand nombre des travailleurs (salariés et indépendants) qui ont obtenu une négociation collective n’ont pas la capacité collective nécessaire pour négocier les salaires : ils sont tout au plus consultés (si c’est le cas). 

Les travailleurs de la « Gig Economy » constituent ainsi une catégorie de travailleurs indépendants qui a très peu réussi à obtenir des négociations collectives, que ce soit sur les salaires ou plus largement. Comme ils ne disposent généralement pas du pouvoir collectif nécessaire pour obtenir une négociation collective, ils ont cherché à recourir au mécanisme légal susmentionné pour l’imposer. Mais cela s’est avéré problématique, car ce droit légal est réservé aux « workers » (travailleurs), dont la définition légale permet (délibérément) aux employeurs de rédiger des contrats visant à les exclure de ce statut.  

C’est par exemple le cas des coursiers de Deliveroo.5 La définition légale exige que le contrat impose au travailleur putatif l’obligation de « faire ou exécuter personnellement toute tâche ». Deliveroo a ainsi pu chercher à empêcher le syndicat des coursiers de revendiquer l’application du mécanisme de reconnaissance légale en insérant dans le contrat de chaque coursier une clause lui permettant d’engager un remplaçant. Il va sans dire que vu le montant réduit de la rémunération accordée pour chaque livraison, ce droit n’a pas été souvent utilisé : « les remplacements sont rares », seuls « quelques coursiers, et encore, font appel à des remplaçants », « la plupart des coursiers ne font pas appel à des remplaçants » et « la grande majorité des coursiers ne voient pas l’intérêt d’engager un remplaçant ».6 

L’approche adoptée par les tribunaux concernant l’interprétation de la loi et de ces contrats s’est certes élargie au cours des dernières années,7 mais cela n’a pas suffi jusqu’à présent à garantir le bénéfice de la négociation collective aux coursiers. Après un échec devant la Cour d’appel, la Cour suprême a toutefois accepté un appel et l’affaire doit être entendue en 2023.  

En fait, l’argument du syndicat ne repose pas sur l’interprétation de la loi nationale, mais sur le fait qu’étant donné que l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit aux travailleurs le droit à la négociation collective,8 un syndicat doit avoir accès au mécanisme de reconnaissance légale dans des conditions qui ne sont pas en contradiction avec l’article 11 pour que ce droit ait un sens au Royaume-Uni.9 Par conséquent, la définition du « travailleur » doit être conforme à la législation de la CEDH,10 indépendamment de la définition légale britannique. 

C’est à cet égard que les lignes directrices de la Commission européenne relatives à l’application du droit de la concurrence de l’Union aux conventions collectives concernant les conditions de travail des travailleurs indépendants sans salariés11 sont significatives. Il est vrai que le droit de la concurrence n’est pas pertinent dans l’affaire Deliveroo. Le droit communautaire non plus, au sens strict. Il est cependant à noter que dans l’affaire Deliveroo, la Cour d’appel a trouvé en Yodel,12 une affaire de la CJUE concernant la directive sur le temps de travail, un élément particulièrement convaincant dans sa conclusion que la clause de remplacement était incompatible avec la notion de « travailleur » figurant dans le droit de la CEDH !  Avec leur définition plus large de la notion de « travailleur » dans une dimension du droit européen centrée sur les droits syndicaux, les lignes directrices peuvent cependant contribuer à modérer cette curieuse conclusion.  

Afin de protéger les négociations collectives contre le droit européen de la concurrence, les lignes directrices suppriment en fait l’actuel confinement de la notion de « travailleur » de la CJUE aux salariés et aux « faux indépendants ».13 Elles étendent le droit aux négociations collectives (sans l’intrusion du droit de la concurrence) aux « travailleurs indépendants sans salariés » et prévoient ainsi :14

On entend par « travailleur indépendant sans salariés » une personne qui n’a pas de contrat de travail ou qui ne se trouve pas dans une relation de travail et qui dépend principalement de son travail personnel pour la fourniture des services concernés 

L’inclusion du mot « principalement » en relation avec le travail personnel doit manifestement permettre l’utilisation rare d’un personnel de remplacement par une petite minorité de ces travailleurs sans pour autant priver l’ensemble de son droit à la négociation collective.  

Reste à savoir si cela résoudra, ou du moins contribuera à la revendication par les coursiers de Deliveroo du droit à la négociation collective avec leur employeur, que ce dernier leur a toujours refusé. J’y reviendrai en temps voulu. 

  1. Dans les années 1960 et 1970, les négociations étaient presque exclusivement couvertes par des conventions collectives sectorielles : les Joint Industrial Councils (commissions paritaires industrielles, ou leur équivalent) et les Wages Councils (commissions salariales).  Les négociations au niveau des entreprises n’étaient pas significatives avant 1950 (sauf dans certaines industries particulières), mais ont gagné en importance dans les années 1960. En outre, la plupart des négociations d’entreprise se déroulaient dans des lieux de travail couverts par une négociation sectorielle qu’elles cherchaient juste à améliorer. En 1970, seuls 9 % des travailleurs étaient uniquement couverts par une négociation d’entreprise.
  2. Abrogation de la législation sur les commissions salariales qui imposait des négociations collectives (en 1948, les commissions salariales couvraient 18 % de la main-d’œuvre – 3,5 millions de travailleurs) ; abrogation des résolutions de la Chambre des communes pour des salaires équitables, qui exigeaient que les contractants et les sous-traitants de marchés publics (qui représentaient une part importante du PIB) respectent les conventions collectives pertinentes (marchés publics) ; adoption d’une législation imposant de vastes restrictions aux actions collectives qui a grandement limité la capacité des syndicats à maintenir (et a fortiori étendre) les négociations collectives au niveau sectoriel et même au niveau des entreprises, la plus importante étant l’interdiction absolue de toute forme d’actions de solidarité (art. 224 de la Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992 (loi (consolidée) de 1992 sur les syndicats et les relations de travail), puisqu’elle prive les syndicats du pouvoir d’obtenir une extension ou une acceptation de négociations collectives en forçant les employeurs où ils étaient puissants à faire pression sur ceux où ils ne l’étaient pas ; abrogation du droit légal de demander l’extension de l’application d’une convention collective existante à des employeurs qui n’en sont pas parties ; suppression de l’obligation de promouvoir la négociation collective au sein de l’Advisory, Conciliation and Arbitration Service (service de conseil, de conciliation et d’arbitrage du gouvernement) ; encouragements adressés par le gouvernement et les médias aux employeurs, à commencer par les sociétés de médias, à cesser de reconnaître et à mettre fin aux conventions sectorielles et d’entreprise (voir, par exemple, les faits qui ont conduit à Wilson and Palmer v Royaume-Uni [2002] CEDH 552) ; privatisation des services publics, en particulier par externalisation, qui a conduit à l’érosion de la couverture des négociations collectives dans les activités externalisées (nonobstant les règlements sur les transferts d’entreprises (transferts d’engagements)) ; fragmentation des employeurs en entreprises distinctes et recours massif à l’externalisation, qui ont eu le même effet dans le secteur privé ; délocalisation d’un grand nombre d’entreprises manufacturières et, dans une moindre mesure, d’activités de services où la négociation collective était établie de longue date dans des pays moins développés où la main-d’œuvre est moins chère, les syndicats sont moins puissants et les régimes juridiques permettent une plus grande exploitation.
  3. Désormais Schedule A1, Trade Union and Labour (Consolidation) Act 1992.
  4. Le mécanisme présente cependant de nombreux défauts. Entre autres : la reconnaissance n’est accordée que pour les questions de salaires, d’heures et de congés ; un syndicat représentatif peut être empêché de demander la reconnaissance par le simple fait qu’un employeur accorde une négociation collective limitée à des questions périphériques qui ne comprennent pas les salaires, les heures de travail et les congés à un syndicat qui n’a pas ou presque pas de membres (R(NUJ) contre CAC, Sec. of State, MGN Ltd, BAJ [2006] ICR 1 ; IRLR 53 ; R (Boots) contre Central Arbitration Committee, PDAU [2017] EWCA Civ 66, [2017], [2017] IRLR 355) ; la négociation collective conférée par le régime est limitée au seul employeur direct – elle ne peut donc pas aboutir à une négociation sectorielle ou même à une négociation collective avec l’employeur de facto mais uniquement avec l’employeur de jure (R (on the application of the Independent Workers Union of Great Britain) v Secretary of State for Business, Energy and Industrial Strategy [2021] EWCA Civ 260, [2021] IRLR 363) ; aucun mécanisme juridique ne permet de faire respecter les conventions collectives conclues dans le cadre du régime de reconnaissance.
  5. Dans laquelle j’ai l’honneur de diriger l’équipe juridique au nom du syndicat : R (à la demande de l’Independent Workers Union of Great Britain) contre Central Arbitration Committee, Roo Foods ltd [2021] EWCA Civ 952, [2021] IRLR 796.
  6. Arrêt de la Cour d’appel au point [24], renvoyant aux paragraphes 76, 78 et 79 du jugement de première instance,
  7. Autoclenz contre Belcher [2011] UKSC 41 ; Pimlico Plumbers contre Smith [2018] UKSC29 ; Uber contre Aslam [2019] UKSC 29.
  8. Demir et Baykara c. Turquie (2009) 48 EHRR 54.
  9. Pharmacists Defence Association Union c. Boots Management Services Ltd [2017] EWCA Civ 66, IRLR 355 ; Vining c. LB Wandsworth [2017] EWCA Civ 1092
  10. Sindicatul Pastorul cel Bun c. Roumanie [2014] ECHR 646 ; Manolo c. Roumanie [2015] ECHR 575. Comme l’OIT, la Charte sociale européenne accepte déjà que des indépendants aient droit à des négociations collectives : ICTU c. Irlande Plainte n° 123/2016, 12 septembre 2018.
  11. C(2022) 6846 final.
  12. B . Yodel Delivery Network, C-692/19. L’affaire a pris la forme d’une « ordonnance motivée » sans le bénéfice des observations des parties, de la Commission ou des États membres et des conclusions de l’avocat général. La notion de « travailleur » n’a pas été examinée sous l’angle des droits syndicaux fondamentaux et la décision ne fait pas référence aux dispositions de CEDH.
  13. Albany International BV c. Stichting Bedriffspensioenfonds Textielindustrie (1999) C-67/96, 21 septembre 1999 ; Pavlov c. Stichting Pensioenfonds Medische Specialisten C-180/98, 12 septembre 2000 ; FNV Kunsten Informatie en Media c. Staat der Nederlanden -413/13, 4 décembre 2014.
  14. Para 1(2)(a). Les lignes directrices portent ainsi, entre autres, spécifiquement sur les plateformes de travail numérique comme Deliveroo : paragraphe 1(2)(d). La justification de l’inclusion des indépendants sans salariés est leur proximité des salariés ; voir 3.1(23) : « Les travailleurs indépendants sans salariés qui fournissent leurs services exclusivement ou principalement à une contrepartie sont susceptibles de se trouver dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de cette contrepartie. En général, ces travailleurs indépendants sans salariés ne déterminent pas leur comportement sur le marché de manière indépendante et dépendent largement de leur contrepartie, faisant partie intégrante de son activité et constituant dès lors une unité économique avec cette contrepartie. Ces travailleurs indépendants sont en outre davantage susceptibles de recevoir des instructions sur la manière dont leur travail doit être effectué. » Voir également 4.1(33) sur la pertinence du pouvoir de négociation insuffisant. En outre, concernant les personnes travaillant par le biais de plateformes numériques qui organisent le travail du travailleur à la demande des clients (voir 3.3 (30)), les lignes directrices disposent (au point 3.3 (28)) que : « Les travailleurs indépendants sans salariés peuvent être dépendants des plateformes numériques, en particulier afin d’atteindre les clients, et peuvent souvent se voir offrir des propositions de travail “à prendre ou à laisser”, avec peu ou pas de possibilités de négociation de leurs conditions de travail, notamment leur rémunération. Les plateformes de travail numériques sont généralement en mesure d’imposer unilatéralement les termes et conditions de la relation, sans information ni consultation préalable des travailleurs indépendants sans salariés. »

A propos de l'auteur

John Hendy

Lord John HENDY KC est un avocat au barreau de Londres, spécialisé dans le droit syndical, ayant participé à la plupart des principales affaires de droit du travail au Royaume-Uni au cours des 36 dernières années. Le Legal 500, 2015 le décrit comme " l'un des meilleurs avocats du barreau ; suprême dans le domaine du droit du travail ". John a plaidé devant la Cour européenne des droits de l'homme et la CJUE. Il est président de l'Institute of Employment Rights et président du Centre international pour les droits syndicaux. Il est professeur honoraire à la faculté de droit de l'University College de Londres. Vous pouvez lire la biographie complète de John en ligne ici.

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