Malgré le Brexit, l’art. 101 du TFUE reste ancré dans le droit britannique. Comme dans de nombreux autres États, la législation nationale est le reflet exact du texte de l’art. 101. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans certains autres pays de l’UE, le droit de la concurrence n’a guère été utilisé pour supprimer les négociations collectives des travailleurs indépendants au Royaume-Uni, bien qu’il ait parfois été menacé dans certains secteurs.
En matière de négociation collective, les indépendants britanniques souffrent du même problème majeur que les salariés : la contraction dramatique de la couverture de la négociation collective. Au début de la Seconde Guerre mondiale, environ 50 % de la main-d’œuvre britannique était couverte par des négociations collectives. En 1950, la couverture totale atteignait environ 70 % de la main-d’œuvre et cette part est restée relativement stable jusqu’à ce qu’elle commence à augmenter dans la seconde moitié des années 1960. En 1970, la couverture atteignait environ 78 %. En 1975, elle culminait à environ 85 %. Le Royaume-Uni figurait alors parmi les pays européens présentant la couverture la plus vaste des négociations collectives.
Mais en 1979, après l’élection d’un gouvernement Thatcher attaché à la doctrine néolibérale qui considérait que la présence d’un syndicalisme efficace et de négociations collectives provoquait une « distorsion du marché du travail », des mesures ont été prises pour réduire inexorablement le pourcentage de travailleurs couverts par la négociation collective. La couverture des négociations collectives a été systématiquement réduite par une combinaison de plusieurs moyens, tant juridiques que pratiques. Cette érosion de la couverture des négociations collectives s’est à peine interrompue en 2000, quand un gouvernement travailliste a introduit un mécanisme de reconnaissance légale qui n’a ni arrêté, ni même ralenti le déclin de la couverture de la négociation collective par la suite.
Au terme de 45 ans de politique gouvernementale contre la négociation collective, le dernier chiffre de couverture disponible est celui issu de l’Enquête sur les forces de travail 2019, qui fait état de 26,9 % des travailleurs britanniques couverts. Quatre ans plus tard, une estimation plus réaliste se situerait probablement autour de 23 %.
Ce chiffre doit être considérablement réduit pour ce qui concerne les salaires, car la plupart des travailleurs du secteur public, bien qu’ils conservent nominalement le droit à la négociation collective, ne sont pas autorisés à négocier collectivement leurs salaires : ceux-ci sont fixés par des organes de révision des traitements ou soumis au gel des salaires dans la fonction publique. De nombreux travailleurs indépendants ne sont pas couverts par la négociation collective et un grand nombre des travailleurs (salariés et indépendants) qui ont obtenu une négociation collective n’ont pas la capacité collective nécessaire pour négocier les salaires : ils sont tout au plus consultés (si c’est le cas).
Les travailleurs de la « Gig Economy » constituent ainsi une catégorie de travailleurs indépendants qui a très peu réussi à obtenir des négociations collectives, que ce soit sur les salaires ou plus largement. Comme ils ne disposent généralement pas du pouvoir collectif nécessaire pour obtenir une négociation collective, ils ont cherché à recourir au mécanisme légal susmentionné pour l’imposer. Mais cela s’est avéré problématique, car ce droit légal est réservé aux « workers » (travailleurs), dont la définition légale permet (délibérément) aux employeurs de rédiger des contrats visant à les exclure de ce statut.
C’est par exemple le cas des coursiers de Deliveroo. La définition légale exige que le contrat impose au travailleur putatif l’obligation de « faire ou exécuter personnellement toute tâche ». Deliveroo a ainsi pu chercher à empêcher le syndicat des coursiers de revendiquer l’application du mécanisme de reconnaissance légale en insérant dans le contrat de chaque coursier une clause lui permettant d’engager un remplaçant. Il va sans dire que vu le montant réduit de la rémunération accordée pour chaque livraison, ce droit n’a pas été souvent utilisé : « les remplacements sont rares », seuls « quelques coursiers, et encore, font appel à des remplaçants », « la plupart des coursiers ne font pas appel à des remplaçants » et « la grande majorité des coursiers ne voient pas l’intérêt d’engager un remplaçant ».
L’approche adoptée par les tribunaux concernant l’interprétation de la loi et de ces contrats s’est certes élargie au cours des dernières années, mais cela n’a pas suffi jusqu’à présent à garantir le bénéfice de la négociation collective aux coursiers. Après un échec devant la Cour d’appel, la Cour suprême a toutefois accepté un appel et l’affaire doit être entendue en 2023.
En fait, l’argument du syndicat ne repose pas sur l’interprétation de la loi nationale, mais sur le fait qu’étant donné que l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit aux travailleurs le droit à la négociation collective, un syndicat doit avoir accès au mécanisme de reconnaissance légale dans des conditions qui ne sont pas en contradiction avec l’article 11 pour que ce droit ait un sens au Royaume-Uni. Par conséquent, la définition du « travailleur » doit être conforme à la législation de la CEDH, indépendamment de la définition légale britannique.
C’est à cet égard que les lignes directrices de la Commission européenne relatives à l’application du droit de la concurrence de l’Union aux conventions collectives concernant les conditions de travail des travailleurs indépendants sans salariés sont significatives. Il est vrai que le droit de la concurrence n’est pas pertinent dans l’affaire Deliveroo. Le droit communautaire non plus, au sens strict. Il est cependant à noter que dans l’affaire Deliveroo, la Cour d’appel a trouvé en Yodel, une affaire de la CJUE concernant la directive sur le temps de travail, un élément particulièrement convaincant dans sa conclusion que la clause de remplacement était incompatible avec la notion de « travailleur » figurant dans le droit de la CEDH ! Avec leur définition plus large de la notion de « travailleur » dans une dimension du droit européen centrée sur les droits syndicaux, les lignes directrices peuvent cependant contribuer à modérer cette curieuse conclusion.
Afin de protéger les négociations collectives contre le droit européen de la concurrence, les lignes directrices suppriment en fait l’actuel confinement de la notion de « travailleur » de la CJUE aux salariés et aux « faux indépendants ». Elles étendent le droit aux négociations collectives (sans l’intrusion du droit de la concurrence) aux « travailleurs indépendants sans salariés » et prévoient ainsi :
On entend par « travailleur indépendant sans salariés » une personne qui n’a pas de contrat de travail ou qui ne se trouve pas dans une relation de travail et qui dépend principalement de son travail personnel pour la fourniture des services concernés
L’inclusion du mot « principalement » en relation avec le travail personnel doit manifestement permettre l’utilisation rare d’un personnel de remplacement par une petite minorité de ces travailleurs sans pour autant priver l’ensemble de son droit à la négociation collective.
Reste à savoir si cela résoudra, ou du moins contribuera à la revendication par les coursiers de Deliveroo du droit à la négociation collective avec leur employeur, que ce dernier leur a toujours refusé. J’y reviendrai en temps voulu.