Au cours de ces dernières années, la Commission européenne a lancé un processus d’élaboration de politiques visant à réglementer certains aspects de l’économie numérique. Une partie de ce programme de réforme consiste à redéfinir partiellement la portée de certains droits du travail. L’objectif principal de la Commission est de promouvoir des conditions équitables afin de garantir que l’expansion de l’économie numérique dans l’Union n’altère pas la compétitivité au sein du marché intérieur. Néanmoins, ces initiatives pourraient avoir des retombées intéressantes en ce qui concerne l’information du débat réglementaire sur l’avenir des droits du travail et la redéfinition de leur portée.
Cette courte contribution propose une réflexion sur la manière dont les développements politiques actuels exposent les limites du paradigme dominant du droit du travail qui différencie les travailleurs subordonnés (qui ont accès aux droits du travail) et les travailleurs indépendants (qui n’ont aucun accès, ou uniquement un accès marginal, aux protections liées à leurs conditions de travail).
Le lancement du débat institutionnel de l’UE
Le lancement par la Commission européenne en juin 2020 d’une consultation ouverte des parties prenantes sur l’adoption d’un ensemble de services numériques a donné, indirectement, et peut-être par inadvertance, plus de matière au débat normatif sur la portée des droits du travail au niveau de l’UE. Cette initiative politique a été conçue dans le but d’établir de nouvelles règles pour approfondir le marché unique des services numériques tout en fournissant des normes appropriées d’équité pour la concurrence commerciale ainsi que de sécurité pour les utilisateurs en ligne. Parmi les domaines abordés par la Commission, il y avait une section sur « la situation des travailleurs indépendants fournissant des services par le biais de plateformes », avec des questions sur le fait que ces travailleurs puissent être considérés comme vulnérables ou dépendants de la plateforme, et sur leur capacité à négocier collectivement la rémunération et les conditions de travail. Parmi les réponses, beaucoup proviennent de personnes offrant des services par le biais de plateformes représentant une pluralité de secteurs, notamment ceux de la livraison de nourriture, l’entretien ménager, le covoiturage, le développement de logiciels, la traduction, l’art et le design, le conseil en soins de santé et la formation.
Il est intéressant, mais pas surprenant, de constater que la plupart des problèmes majeurs rencontrés par les personnes interrogées étaient liés à l’ampleur du déséquilibre du pouvoir de négociation entre les plateformes et les travailleurs indépendants qui fournissent des services par leur intermédiaire. L’impossibilité de négocier collectivement la rémunération et les autres modalités et conditions ainsi que le risque de violation du droit de la concurrence ont notamment été cités parmi les causes de la dégradation des conditions de travail des personnes offrant des services en ligne et hors ligne.
Marchés du travail monopsones et déséquilibre du pouvoir de négociation
Malgré l’enrichissement du débat normatif accordé par l’élaboration de politiques autour de la législation sur les services numériques, il est important de souligner que l’impact de ce déséquilibre excessif du pouvoir sur les conditions de travail ne concerne pas uniquement les travailleurs fournissant des services par le biais de plateformes numériques. En effet, il ne s’agit là que de la partie émergée de l’iceberg, car le problème est bien plus vaste et entraîne des conséquences pour un large éventail de travailleurs indépendants (hors ligne), notamment ceux qui travaillent dans le secteur des arts créatifs et du spectacle.
Indéniablement, l’émergence des plateformes commerciales numériques et l’expansion des pratiques anticoncurrentielles ont amplifié le déséquilibre de la dynamique du pouvoir entre les acteurs du marché. Les plateformes numériques sont souvent des acteurs mondiaux dont le modèle économique est disruptif, parfois obtenu par le recours à des travailleurs indépendants faiblement rémunérés et l’offre de tarifs extrêmement bas, inatteignables pour leurs nombreux concurrents locaux, ainsi évincés du marché. En outre, l’effet de réseau de la plateforme accroît la concentration du pouvoir de marché, qui est encore plus renforcé par l’innovation technologique et la capacité d’exploiter les données.
L’avènement des plateformes d’affaires en ligne a ainsi favorisé l’émergence de marchés du travail monopsones ou oligopsones, caractérisés par un fort déséquilibre du pouvoir de négociation entre les travailleurs (indépendants) et les entreprises avec lesquelles ils sont sous contrat. Ce phénomène survient lorsque, sur un marché donné, le pouvoir d’achat de la main-d’œuvre est concentré entre les mains d’un petit nombre d’entreprises qui peuvent donc modifier et dicter les règles du jeu. Dans ces situations, le marché du travail n’est pas concurrentiel, car il est dominé par les employeurs en mesure d’exercer une pression à la baisse sur la fixation des salaires et des conditions de travail.
Dans leur capacité à freiner cet effet perturbateur, les droits du travail peuvent jouer un rôle décisif. La création d’un plancher minimal de normes du travail faciliterait en effet la réduction du déséquilibre dans la négociation et la répartition du pouvoir économique, contribuant ainsi à améliorer l’équité de l’ensemble des services et des marchés du travail.
La proposition de directive au sujet du travail sur des plateformes
L’une des initiatives prises par la Commission pour faire face aux répercussions de l’économie numérique sur le marché intérieur (tant pour les services que pour le travail) est la proposition de directive sur les travailleurs des plateformes. En vertu de cette directive, l’UE introduirait une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes et accorderait un certain nombre de droits résiduels à ceux qui, dans le cadre de leur travail sont gérés par des algorithmes.
Il est certain que l’adoption de cette mesure facilitera l’intégration des travailleurs des plateformes dans la catégorie des « travailleurs subordonnés », ce qui leur donnera accès à une protection adéquate. D’un autre côté, cependant, la portée de la directive proposée est limitée. Seuls les travailleurs qui peuvent prouver que la plateforme exerce un contrôle sur l’exécution de leur travail sont présumés avoir une relation employeur-employé. D’après les mêmes estimations utilisées par la Commission dans l’exposé des motifs de la proposition de directive, il apparaît que sur les 28 millions de personnes qui travaillent actuellement grâce aux plateformes numériques, seules 1,72 à 4,1 millions pourront prétendre au statut d’employé et entrer dans le champ d’application des droits du travail. Tous les autres travailleurs de plateformes restent exposés à la pression à la baisse de leurs employeurs – comme tous les indépendants qui travaillent hors ligne dans des situations de marchés du travail anticoncurrentiels.
Dans l’ensemble, cette initiative législative reflète encore le clivage traditionnel entre travailleurs subordonnés et indépendants et, par conséquent, ne peut être considérée comme particulièrement décisive pour rétablir l’équité sur des marchés caractérisés par des déséquilibres excessifs en matière de pouvoir de négociation et de pouvoir économique.
Les lignes directrices de la Commission sur le droit de la concurrence et les négociations collectives
En vue d’atténuer la position vulnérable des travailleurs (indépendants) vis-à-vis des puissants entrepreneurs pour lesquels ils travaillent, il est intéressant de se tourner vers une initiative prise par la Commission européenne, parallèlement à la directive proposée. Il s’agit de redéfinir la relation entre le droit de la concurrence et la négociation collective pour les indépendants.
Comme mentionné, l’incompatibilité entre le droit de la concurrence et la négociation collective pour les indépendants fait partie des obstacles qui empêchent de freiner la dégradation des conditions de travail, tant dans le monde en ligne que dans le monde hors ligne.
Le problème réside dans le fait que l’article 101 §1 du TFUE interdit les accords anticoncurrentiels entre entreprises, y compris les accords de fixation des prix. Étant donné que les travailleurs indépendants sont généralement considérés comme des « entreprises » en vertu du droit de l’UE, l’interdiction en vertu de l’article 101 §1 du TFUE couvre aussi formellement leurs tentatives de négocier collectivement leurs conditions de travail et de rémunération.
Ces dernières années, la Cour de justice a abordé cette question en interprétant de manière extensive la notion de « travailleur » par opposition à celle « d’entreprise », tant dans l’affaire FNV Kunsten (C-413/13) que dans l’ordonnance Yodel (C-692/19). Malgré une plus grande souplesse d’interprétation à l’égard de ces concepts, la jurisprudence de l’UE reflète toujours le clivage traditionnel selon laquelle le régime applicable dépend de l’existence d’une situation de subordination à l’égard de l’employeur, conçue de manière classique.
À la suite d’une série de consultations tenues en février 2021 dans le cadre de ce que l’on appelle dans le jargon de l’UE une « analyse d’impact initiale (inception impact assessment)« , la Commission européenne a finalement décidé de suivre d’autres autorités nationales de la concurrence (par exemple, au Portugal et aux Pays-Bas) et de soumettre une proposition de lignes directrices sur l’application du droit européen de la concurrence aux conventions collectives concernant les conditions de travail des indépendants. Comme l’a déclaré la Commission, le but est de « veiller à ce que le droit de la concurrence ne fasse pas obstacle aux conventions collectives visant à améliorer les conditions de travail de certains travailleurs indépendants, qui pourraient avoir peu d’influence sur leurs conditions de travail »‘ (leurs propres italiques). Ces travailleurs sont initialement identifiés dans les lignes directrices comme des « travailleurs indépendants solitaires », c’est-à-dire des personnes « qui dépendent principalement de leur travail personnel pour la fourniture du service concerné ». Il s’agit d’une catégorie plutôt large pour laquelle la Commission entre ensuite dans des définitions plus techniques qui pourraient potentiellement réduire davantage la portée de l’initiative.
Les lignes directrices expliquent en effet que seuls les indépendants solitaires qui se trouvent dans deux types de situation sont exemptés de l’application du droit de la concurrence. La première concerne les travailleurs indépendants dans une situation comparable à celle des salariés. Il s’agit notamment des travailleurs indépendants économiquement dépendants ; ceux qui travaillent aux côtés des employés ; et les travailleurs indépendants fournissant des services par l’intermédiaire de plateformes numériques. Deuxièmement, et de manière assez intéressante, les lignes directrices indiquent que le droit de la concurrence ne sera pas appliqué dans le cas des travailleurs indépendants solitaires qui sont dans une position de négociation faible vis-à-vis de leurs homologues et incapables d’avoir une influence significative sur leurs conditions de travail.
On retrouve plusieurs questions majeures dans les lignes directrices, y compris la tentative de réduire le champ d’application des travailleurs indépendants solitaires à ceux qui se trouvent dans les deux situations identifiées. Toutefois, deux éléments intéressants peuvent être identifiés.
Premièrement, la Commission a reconnu le rôle crucial de la négociation collective (et donc, indirectement, des droits du travail) pour limiter le déséquilibre de pouvoir au sein du marché du travail et des services auquel les indépendants solitaires sont, en principe, exposés. De cette façon, la Commission remet en question, très probablement par inadvertance, le clivage traditionnel entre les employés subordonnés et les indépendants.
Enfin, dans ce qui semble être une tentative de réduire l’éventail des travailleurs indépendants solitaires couverts par les lignes directrices, la Commission a attiré l’attention sur les situations qui incarnent un déséquilibre excessif du pouvoir dans lesquelles le travailleur n’a aucune possibilité d’influencer les conditions de travail. En d’autres termes, il s’agit de situations dans lesquelles le travailleur se trouve dans une condition de consentement imposé ; l’acceptation de conditions de travail qu’il/elle n’a pas ou peu la possibilité de négocier.
Un nouveau paradigme ? Exploration du concept de consentement imposé
Dans les lignes directrices, la Commission fait référence à des situations de consentement imposé comme une sorte de clause résiduelle pour qualifier les indépendants solitaires qui, selon son évaluation institutionnelle, sont suffisamment vulnérables pour justifier une exclusion de l’application du droit de la concurrence.
Cependant, après un examen plus approfondi, ce concept présente un potentiel réglementaire très intéressant. Si elle est correctement développée et valorisée dans les futures discussions normatives sur la portée des droits du travail, elle pourrait constituer un paradigme alternatif et plus adéquat que la dichotomie classique basée sur la subordination et l’autonomie qui a, jusqu’à présent, justifié la différence de régime entre les travailleurs indépendants et les travailleurs salariés. Mais comment reconnaître les situations de consentement imposé dans la pratique ?
Dans les lignes directrices, la Commission suggère deux circonstances : où la contrepartie représente un secteur ou une industrie entière ; et où elle réalise un chiffre d’affaires global de plus de 2 millions d’euros et emploie plus de dix personnes. Ces situations sont toutefois quelque peu réductrices. Il semble plutôt préférable de considérer deux indicateurs plus inclusifs :
- lorsque le travail est effectué en présence d’une gestion algorithmique, ce qui est symptomatique d’une situation dans laquelle le travail est entièrement intégré au sein de l’entreprise contractante, sans marge de manœuvre pour influencer les conditions de travail.
- lorsque le travailleur indépendant ne définit pas le tarif auquel le service qu’il fournit est proposé au consommateur final ; ou lorsque la recette marginale est sensiblement inférieure à celle qu’il aurait perçue dans des conditions de marché concurrentielles. Ce sont également les signes d’une relation contractuelle caractérisée par l’imposition unilatérale de conditions au contrat par la partie la plus forte.
En conclusion, le paradigme du consentement imposé a l’avantage d’être directement ancré dans la situation du déséquilibre substantiel du pouvoir de négociation entre les parties contractantes. L’adoption d’un tel modèle permettrait de combler les lacunes du champ d’application actuel des droits du travail, fondé sur le paradigme de la subordination. En outre, elle permettrait également de promouvoir des conditions de travail plus justes et plus décentes pour tous ceux qui fournissent leur travail dans une position de vulnérabilité.